Une étude in situ mesure l’impact des opérations de repeuplement sur la survie des civelles

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Mise à jour le 30 décembre 2019

L’étude ACOR de l’INRA menée sur l’Oir de 2016 à 2018 vise à répondre aux nombreuses incertitudes sur le devenir des civelles transférées dans le cadre des opérations de « repeuplement ». Elle montre que les civelles survivent deux fois moins bien à leur passage au stade « anguillette », pendant leurs trois premiers mois de vie en eau douce, si elles sont issues de transferts, par rapport aux civelles ayant colonisé naturellement le bassin versant. L’étude confirme également la faible dispersion des anguilles, toujours inférieure à 1km autour de leur point de lâcher.

Le « Repeuplement » : définition

Le règlement « anguille » européen (2007) oblige chaque état membre à mettre en oeuvre un plan de gestion pour la reconstitution de l’anguille européenne. Parmi ces mesures, une partie des civelles pêchées doivent être « repeuplées » en Europe. Ce « repeuplement » est en réalité un transfert : les civelles issues de la pêche maritime ou fluviale sont transportées pour être déversées sur des sites plus ou moins éloignés de leur zone de capture.

21,8 tonnes de civelles ont été déversées en France entre 2010 et 2018, soit environ 77 millions d’individus.

La difficile évaluation de l’efficacité des opérations de repeuplement

Le repeuplement est efficace s’il répond aux objectifs du règlement européen, c’est-à-dire s’il améliore globalement le nombre de géniteurs européens migrant vers la mer des Sargasses pour le renouvellement de l’espèce (ou « échappement » d’anguilles argentées).

Il faut donc que les civelles transférées contribuent d’avantage à l’effectif de géniteurs en migration que si elles avaient trouvé naturellement leur habitat de croissance. Cela implique plusieurs hypothèses (qui ne sont pas formulées dans le règlement européen) :

  • Le transfert éviterait aux civelles des sources de mortalité présentes en aval des bassins : compétition intraspécifique dans l’estuaire si les densités sont trop importantes, pêche estuarienne, prédation, pollutions.
  • Elles seraient transférées dans des habitats plus favorables, inaccessibles pour les civelles colonisant le bassin versant
  • La meilleure survie et croissance dans ces habitats compenserait la mortalité liée à l’ensemble de l’opération de transfert : pêche, stabulation, marquage, conditionnement, transport, déversement.
  • Les anguilles argentées issues des transferts ne rencontreraient pas davantage d’obstacles entre leur site de déversement et l’océan, au cours de leur migration de reproduction : pêche aux stades jaune et argentée, turbines hydroélectriques, désorientation ou prédation dans les retenues d’eau…

De fait, de nombreuses inconnues subsistent malgré les masses financières en jeu et le fait que ce type d’opérations sont réalisées depuis plus de 150 ans (Dekker et Beaulaton, 2016) :

  • Les facteurs qui déterminent la survie des civelles lors des premiers jours ou mois après leur déversement ne sont pas encore identifiés
  • Il n’est pas possible aujourd’hui de comparer la survie et de la qualité des anguilles argentées issues des transferts par rapport aux autres, dans le contexte des contraintes environnementales et anthropiques d’un bassin versant

Plusieurs travaux ont été mené avant et depuis la mise en oeuvre du programme expérimental de « repeuplement de l’anguille » européen afin de pouvoir mesurer sa performance. Les suivis de chaque opération de transfert en France peuvent permettre de retrouver 6 mois, 1 ou 3 ans plus tard des anguilles marquées issues d’un déversement et de mesurer leur taux de croissance. Mais elles ne permettent pas de juger si leur survie est meilleure grâce à leur transfert.

Une étude inédite sur la survie des civelles en fonction de leur origine

Deux séries d’expérimentations ont été réalisées en 2017 et 2018 sur l’Oir, affluent de la Sélune dans le département de la Manche, pour comparer les civelles issues de transferts avec celles ayant colonisé naturellement le milieu. Une partie de l’étude a été réalisée en bassins, l’autre en milieu naturel.

Site d’étude : les 4 observatoires long terme du pôle AFB-INRA Gest’Aqua. Source : Delage et al. 2019

En milieu contrôlé, plusieurs groupes de civelles issues de pêches électriques ou de l’opération de repeuplement ont été suivies pour comparer leur survie. Dans ces conditions expérimentales, la survie est apparue autant liée à l’origine des civelles qu’à la qualité des lots de civelles issues du repeuplement.

In situ, les anguilles ont été capturées par pêche à l’électricité ou à l’aide de dispositifs passifs (flottangs). Ces derniers sont très adaptés à la capture des anguillettes les plus jeunes et permettent de capturer des individus dans des conditions plus variées et avec un effort plus étalé dans le temps. La part d’anguilles marquées (recapturées) parmi les captures permet de mesurer leur survie parmi l’ensemble de la population du secteur.

Alors que le nombre de civelles issues de repeuplement était plus élevé (12235 au total entre 2017 et 2018, elles ont été capturées en moins grand nombre dans les 3 mois qui ont suivi leur déversement (132 contre 301 issues de la colonisation naturelle de la Sélune).

Les taux de recapture en 2018 étaient de 0,13% pour les civelles « repeuplement », 0,20% et 0,62% pour les civelles naturelles « Sélune » et « Oir ». Ces taux de recapture sont cohérents avec ceux des études précédentes référencées dans la bibliographie.

Les résultats de l’étude in situ et ex situ montrent tous que la survie est significativement moins importante (-50%) pour les lots issus de la filière repeuplement, comparativement aux civelles « naturelles » issues de la Sélune ou de l’Oir.

Au bout de 3 mois, leur survie est mesurée entre 20 et 40%, alors que les civelles ayant colonisé naturellement le cours d’eau ont une survie entre 35 et 60%. Cette survie a été également plus faible en 2018 qu’en 2017, en particulier pour les lots de civelles pêchées en fin de période.

L’étude ACOR a également réalisé une synthèse des études précédentes sur l’efficacité des opérations de repeuplement. Elle montre que les taux de survie observés sont cohérents avec la bibliographie et que cette étude est la seule à comparer la survie des anguilles en fonction de leur origine, pour des déversements au stade « civelle » comme ceux réalisés dans le cadre du programme français.

Delage et al. (2019) Survie à 3 mois 20 – 40% 35 – 60%
Etude Résultat Origine repeuplement Origine « naturelle »
Bisgaard et Pedersen (1991) Survie à 3 mois (alevinage au stade anguillette) 55% 64%
Berg et Jørgensen (1994) Survie à 100 jours 9,7% – 25,1%
Pedersen (2009) Survie à 100 jours (alevinage au stade anguillette) 0% – 52%
Anonyme (2009) – Synthèse biblio 25% à 100% de la survie des anguilles naturelles
Simon et Dörner (2014) Survie à 3 à 6 ans 5% – 45%
Rigaud et al. (2015) Survie à 6 mois 0,4% – 45%
Pedersen et al. (2017) Survie à 5 mois 40 – 70%

Le GRISAM (Rigaud 2015) a par exemple mesuré la survie « apparente » des civelles issues des différents programmes de repeuplement à 6, 12 et 36 mois :

Survie apparente évaluée par Rigaud et al. (2015) des projets du programme national de 2011 (violet), 2012 (orange) et 2013 (vert). Source : Delage et al. 2019

Une faible dispersion autour du site de déversement

Sur l’ensemble de la zone d’étude, les recaptures d’anguilles étaient maximales sur le secteur directement en amont de la zone de relâcher. Au-delà la dispersion est faible, quelle que soit l’origine des anguilles (colonisation naturelle ou repeuplement). Les études précédentes ont également montré une faible dispersion des civelles après déversement : de 100m à quelques kilomètres en aval et en amont pour les déversements réalisés en France.

Une partie du problème…

Pour avoir une vision complète de la survie des civelles des trois origines sur les premiers
mois de vie continentale, il faudrait ajouter les mortalités ayant eu lieu avant le déversement :

  • Mortalité naturelle dans l’estuaire
  • Mortalité liée à la pêche (estimée de 0% à 80%, quelques heures à quelques jours après la capture)
  • Mortalité pendant la stabulation chez le mareyeur (estimée de 3% à 40%)
  • Mortalité liée au marquage (?)
  • Mortalité liée au transport (?)

Ces mortalités se cumulent le long de la trajectoire de la civelle de l’estuaire jusqu’au déversement :

Trajectoire des civelles des trois origines avant l’inclusion dans l’étude ACOR. Source : Delage 2019

Les civelles issues de la colonisation naturelle subissent également des mortalités importantes jusqu’au stade anguillette, dont des pressions de sélection qui peuvent contribuer à sélectionner les individus les plus adaptés à la survie dans le cours d’eau.

On sait par ailleurs qu’en estuaire, certaines civelles adoptent un comportement de migration active vers l’amont alors que d’autres peuvent passer l’intégralité de leur vie continentale en eau salée, sans qu’on puisse les distinguer a priori dans le lot pêché et transféré…

Les civelles transférées devraient donc survivre au moins 2 à 10 fois mieux que si elles avaient choisi elles-mêmes leur lieu de croissance pour compenser les mortalités liées à l’opération de transfert. A ce jour, aucune donnée ne permet de vérifier cette hypothèse.

Ces résultats incitent donc à traiter avec prudence la question de l’efficacité du programme de repeuplement, qui doit faire l’objet d’une évaluation scientifique au niveau européen dans le cadre du suivi du règlement « Anguille ».

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